Aux Assises européennes du Journalisme qui se sont déroulées dans la capitale de l’Europe, j’ai entendu et enregistré Dmitry Mouratov, co-fondateur et rédacteur en chef du quotidien Novaïa Gazeta en Russie, co-lauréat du Prix Nobel de la Paix 2021 aux côtés de la journaliste philippine Maria Ressa.
Un homme au travail journalistique courageux pour une information indépendante et crédible, que je vous invite à écouter[1] :
«(…) Puisque ces assises du journalisme sont un forum de réflexion, dites-moi comment, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, le sort de la planète dépend de la volonté et des décisions d’un seul homme : le président russe Vladimir Poutine.
Mikhaïl Gorbatchev a offert à un moment donné un cadeau inestimable avec trente ans de vie sans menace nucléaire. Ce temps est révolu.
La menace est à nouveau réelle. L’enfer de la guerre en Ukraine a fait des dizaines de milliers de morts et de blessés et il y a déjà près de quatorze millions de réfugiés.
Vous savez, il n’y a jamais eu autant de réfugiés, même lors de la première année de la Seconde guerre mondiale.
Des gens sont privés d’abris, de leurs maisons, près de six millions d’enfants se sont retrouvés sans leurs jouets, sans les jardins de leurs grands-mères, sans écoles, après tout.
Les pires prédictions sont devenues réalité sous nos yeux, mais la réalpolitique nous disait tout le temps que l’autocratie était normale.
Bien sûr, les droits des êtres humains sont violés, mais les prix du gaz et du pétrole restent assez stables…
Combien de fois, j’ai entendu des politiciens russes et européens reprocher à Anna Politkosvskaïa[2] de trop exagérer et de noircir quand elle écrivait sur la guerre en Tchétchénie.
Et alors ? Nous en sommes arrivés là lorsque nous avons permis à la propagande de cannibaliser le journalisme.
Quand nous avons permis à la propagande, et en Russie en premier lieu, d’utiliser la confiance des gens pour infecter leurs cerveaux.
(…) La majorité des jeunes ne soutiennent pas les actions militaires de la Russie contre l’Ukraine, mais la majorité des personnes sont habituées à croire la télévision, elles sont habituées à faire confiance à la parole de l’État.
La télévision appartient à l’État et la propagande est devenue leur nouvelle religion. Elles ont maintenant un écran accroché à la place de l’icône.
Mais, je garde espoir pour le sens de notre profession. L’espoir que les hauts standards du journalisme seront en mesure d’arrêter la source de la propagande.
Merci d’être ici aujourd’hui, notamment à cette fin.
Un procès se déroule actuellement à la Haye, non loin d’ici, celui d’un propagateur du génocide au Rwanda, le propriétaire de la soi-disant Radio des Mille Collines, son nom est Félicien Kabuga. Il s’est caché près de Paris depuis un quart de siècle, voire plus.
En 1994, sa radio a orchestré le génocide des Tutsis. C’est prouvé scientifiquement : là où la radio avait une meilleure réception, elle incitait les gens à tuer et ils allaient tuer leurs voisins. Là où les ondes radio étaient plus faibles, les habitants ne sont pas allés exterminer leurs voisins, ou ils les ont massacrés beaucoup moins fréquemment.
Nous devons tirer les leçons de ce procès à La Haye, nous devons le couvrir de toute notre attention.
Ce procès est peut-être le plus important pour l’humanité après celui de Nuremberg.
La propagande a toujours eu besoin d’avoir un monopole, elle ne peut gagner dans un environnement concurrentiel, c’est pour cela que, par exemple, dans mon pays près de trois cents médias indépendants ont été fermés par l’État.
De nombreux journalistes sont contraints de quitter la Russie et travaillent en exil.
Je vous suis reconnaissant pour votre prix[3] décerné cette année à Novaïa Gazeta, c’est un signe de soutien et de solidarité envers tous les journalistes qui vivent des temps difficiles. Votre prix a été décerné à un journal fermé, permettez-moi de vous le rappeler.
On dit que la première victime de la guerre est la vérité, réfutons ce dicton ! »
Pour ma part, je suis reconnaissant à tous les citoyens, journalistes ou non, qui, par leur engagement, parfois au péril de leur vie, me permettent encore d’écrire en toute liberté et de clamer avec Périclès (-495 -429) : « Il n’est point de bonheur sans liberté, ni de liberté sans courage. »
Pierre Guelff pour Fréquence Terre depuis les Assises européennes du Journalisme à Bruxelles.
[1] Traduction Institut des Hautes Études des Communications Sociales, Bruxelles.
[2] Journaliste russe d’investigation assassinée à Moscou.
[3] Grand Prix du Journalisme Michèle Léridon, Tours en 2022.
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